De bons ingrédients
La Syrie de Bachar el-Assad, qui est soutenue par la Russie de Poutine, a aussitôt condamné cette intrusion militaire. Six blindés de l'armée turque ont franchi la frontière afin de rejoindre six blindés américains qui les attendaient côté syrien. C'est la première fois depuis la signature de leur accord que les armées américaine et turque s'associent pour patrouiller ensemble dans ce secteur. Cette « visite » a pris fin à la mi-journée, avec le retour en Turquie des blindés turcs.
Pour Erdoğan, un des objectifs de ce projet de « zone de sécurité » est d'y installer des camps pour les immigrants syriens actuellement « stockés » sur le territoire turc (ils seraient près de quatre millions). Pourquoi j'écris « stockés »? Parce que ces millions d'immigrants, Erdoğan les voit comme une monnaie d'échange. Ce projet de « zone de sécurité » semble cependant de plus en plus réaliste face aux combats qui ont lieu dans nord-ouest de la Syrie (à Idleb) entre les forces syriennes et celles des rebelles djihadistes, et où vivent environ trois millions d'habitants qui pourraient être amenés à fuir ces combats, fuir vers la Turquie, seule échappatoire géographique possible pour eux.
Erdoğan, aussitôt après l'intrusion américano-turque de dimanche en Syrie, a remis une pièce dans la machine (hier) en réitérant ses menaces de la semaine dernière : plus d'argent pour créer cette zone et y mettre les immigrants syriens sinon... il ouvre les portes côté Occident et répand sur nous ses trois millions six-cent mille « réfugiés ». On ne peut pas plus clair : monnaie d'échange et chantage. Aujourd'hui mardi, c'est au trou du ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, de mettre une nouvelle pièce dans la machine. « Il y a eu des patrouilles communes, c'est vrai, mais les efforts pour aller plus loin [...] se sont révélés uniquement cosmétiques », a-t-il déclaré, avant de mettre les Etats-Unis en garde contre tout retard dans la mise en œuvre du retrait de la milice kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS) et par voie de conséquence de la création de la « zone de sécurité ».
C'est pourquoi j'écris que pour discuter, Erdoğan dispose d'un « stock » d'immigrants vraiment pas négligeable. Si la Turquie ne perçoit pas « plus de fonds » pour maîtriser les flux migratoires, elle mettra à exécution sa menace « d'inonder l'Europe » d'immigrants. Une exécution qui serait un véritable cauchemar, une onde de choc bien plus forte que celle de l'été 2015. A commencer par la Grèce, la désormais bien mal placée en première ligne, qui n'en peut plus de recevoir encore et toujours des immigrants de Turquie depuis l'été 2015. La semaine dernière, treize barques ont amenés 546 immigrants sur l'île de Lesbos, île grecque voisine des côtes turques. Il y a aussi les îles de Samos, Chios, Kos et Leros : toutes sont débordées. Mais la Grèce est aussi débordée au nord-est de sa partie continentale. Les passeurs font de plus en plus venir les candidats à l'immigration à Edirne, ville turque à deux pas de la frontière gréco-turque. De nombreux points de passage existent tout au long des deux-cents kilomètres de cette frontière, de nombreux points poreux malgré les militaires grecs qui patrouillent de jour comme de nuit, armes à la main, notamment sur les rives du fleuve Evros (Mériç en turc et Maritsa en bulgare) où la végétation particulièrement dense est favorable aux passages clandestins.
Tout un « stock » d'immigrants, donc, qui ne cesse de grossir, et sa valeur avec lui. Seulement voilà, l'Union européenne estime qu'elle a assez donné depuis 2015, date à laquelle elle a conclu un accord avec la Turquie et qui prévoyait un versement union-européen de six milliards d'euro à la Turquie afin qu'elle maîtrise les flux migratoires venant de la Syrie en guerre. L'Union européenne n'a pas tort : 5,6 millions d'euro ont depuis été versés à la Turquie. Mais, le « contrat » étant tout proche d'être totalement respecté par l'UE, Erdoğan refuse maintenant de s'en contenter, au prétexte que l’économie turque est fragile : « tout ceci n'est plus suffisant » ; de là l'idée erdoganesque de vendre son « stock » d'immigrants : si l'Union européenne ne faisait pas un effort (de plus), il ouvre les vannes.
Une proposition franco-allemande a était faite (mais elle ne concerne pas directement l'ultimatum turc) : durcissement des mesures contenues dans les accords de Dublin qui règlent le droit d'asile dans l'espace Schengen. Cette proposition est certes agrémentée d'une offre de fonds supplémentaires pour la Turquie, mais elle vise essentiellement à forcer par la menace les pays membres de l'Union européenne récalcitrants à prendre des immigrants (Hongrie, Pologne, Slovaquie, République tchèque, entre autres). Y figurent en effet des mesures plus sévères sur le respect de la répartition des immigrants dans les pays union-européens : ceux qui n'acceptent pas de regroupements familiaux ou des demandeurs d'asile, seraient exclus de l'espace Schengen.
Aux grands maux les inutiles remèdes.
Cette proposition franc-allemande, qui ne cherche nullement à arrêter ou réduire sensiblement les arrivées d'immigrants, sera soumise aux votes des députés union-européens en fin d'année (elle prévoit également de donner plus de moyens financiers à la Grèce, l'Espagne et l'Italie).
Nota bene : pour l'heure, la Turquie de Erdoğan ne prévoit pas de traiter ses immigrants comme elle a jadis traité ses Arméniens, au temps des sultans, vizirs et autres pachas de l'empire ottoman ; un empire dont rêve Monsieur Erdoğan, comme en son temps Monsieur Hitler rêva de son Lebensraum ; pour l'heure également, l'Union européenne, comme elle le fait pour l'Italie, semble laisser « pourrir » la situation.
On a là de bons, de très bons ingrédients.
Source : France 24 ; RFI ; La Croix ; France 24
Photo : Vague submergeant un rivage (Florian Launette)
Commentaires
Enregistrer un commentaire