Eric Zemmour et le groupe de Visegrád
Il date de mars 2019. Eric Zemmour était l’invité de l’université
hongroise Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest pour un colloque intitulé « Immigration : le plus grand défi de notre
époque? ». Ferenc Almássy y a interrogé Eric Zemmour sur l’Europe
centrale, l’illibéralisme et son approche de la question migratoire,
thème phare en Europe centrale.
Ferenc Almássy : Bonjour, M. Zemmour. Merci d’avoir accepté cet
entretien. Nous sommes à Budapest, au Sommet de l’Immigration. Pour TV
Libertés et le Visegrád Post, je voudrais vous poser une première
question : la Hongrie s’est faite connaître en 2014 avec le concept
d’illibéralisme. Qu’est-ce que l’illibéralisme, comment voyez-vous cela,
quelle est votre vision de ce concept exprimé par Viktor Orbán?
Eric Zemmour : C’est un concept qui répond à une évolution récente, au
dévoiement de la démocratie libérale occidentale. C’est un problème
compliqué, très théorique, mais fondamental, qui passe en général au
dessus de la tête des gens.
La démocratie libérale, initialement, c’est comme son nom l’indique, la
démocratie accompagnée d’une dimension libérale. La démocratie, c’est le
pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, donc la loi de la
majorité, qu’on compense par le libéralisme. Depuis Tocqueville, on sait
que le danger de la démocratie, le danger de la majorité, c’est qu’elle
tyrannise les minorités. « Libéral » veut donc dire qu’on respecte les
libertés individuelles et aussi, évidemment, l’économie de marché. Et on
pense, avec une certaine ingénuité d’ailleurs, mais peu importe, que
l’économie de marché entraînera et protègera la liberté individuelle de
penser, de parler, d’agir, d’avoir sa propre religion, etc.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la démocratie libérale
aujourd’hui n’est plus la démocratie libérale. On a tellement été loin
dans la peur de la tyrannie de la majorité qu’on a inventé des
mécanismes, juridiques en particulier, qui contrôlent, verrouillent et
contredisent cette loi de la majorité au nom de la fameuse Déclaration
des droits de l’homme. On a permis à des juges d’interpréter, à leur
guise en vérité, des principes obscurs, des principes philosophiques,
qui n’auraient pas dû entrer dans le droit positif. Cela a pour
conséquence, premièrement, de limiter le pouvoir de l’État, et
deuxièmement, de contenir la loi de la majorité. Cela contient à un tel
point la loi de la majorité que l’individu est devenu roi, sans se
soucier du tout de la majorité, que les minorités sont devenues des
tyrans, qui tyrannisent donc la majorité, qui lui imposent ce qu’elle ne
veut pas.
Et l’immigration est la quintessence de ce conflit entre des minorités
actives tyranniques protégées par le juge, qui s’imposent à la majorité.
Et c’est pour cela que ce concept de démocratie illibérale vient à
l’encontre de ce dévoiement de la démocratie libérale. D’une double
façon : la première, c’est que la démocratie doit revenir à la loi de la
majorité, et non plus à l’oligarchie judiciaire, bureaucratique,
technocratique, avec la gestion de la banque centrale européenne de la
monnaie, avec Bruxelles. Toutes ces oligarchies qui ont supplanté les
gouvernements nationaux qui représentaient les peuples. Et,
deuxièmement, les peuples veulent se voir reconnaître un droit de
l’homme, un grand droit de l’homme, qui est le droit des peuples à la
pérennité historique et culturelle. Non pas au nom des droits de l’homme
individuels, que des cultures étrangères viennent s’imposer à la
culture millénaire des peuples et viennent dominer sur des territoires
de plus en plus étendus. Donc l’enjeu est fondamental.
Il est très difficile à expliquer et est noyé sous la propagande, qui
vous dit en gros : « Il est contre la démocratie libérale, il est contre
la liberté et pour la dictature… » À partir de là vous comprenez que
c’est même l’inverse. C’est très difficile de discuter de cela mais je
crois qu’il faut continuer à imposer ce débat.
Ferenc Almássy : Il y a beaucoup de caricatures sur l’Europe centrale,
sur ceux qu’on appelle toujours « les pays de l’Est », des pays
post-communistes qui ont été sous le joug communiste de Moscou. Quel est
le rapport de la France à cette région de manière générale et en
particulier aujourd’hui, et comment percevez-vous cette région et son
rôle actuel en Europe ?
Eric Zemmour : En ce qui concerne la France, deux choses sont à relever.
D’abord, la vision romantique : Sissi l’impératrice, Marie Walewska, la
maîtresse de Napoléon, et du Général de Gaulle, du Lieutenant de Gaulle
en 1920. Il existe un romantisme entre la France et ces pays, une
espèce de valse viennoise. Ce sont les livres de Stéphane Zweig, les
tableaux de Klimt, etc. Tout cela est dans l’inconscient collectif et
c’est profondément positif. La deuxième chose, c’est aussi une espèce de
remords, parce que nous avons raté le coche plusieurs fois. Napoléon a
été le libérateur de la Pologne, mais cela lui a quand même coûté une
guerre avec la Russie, ce qui lui a coûté le pouvoir, et ce qui a coûté à
la France son hégémonie sur l’Europe. Après la Première Guerre
mondiale, nous avons remplacé les Allemands comme puissance dominante
dans cette région et nous n’avons pas su garder cette domination et nous
avons même abandonné ces pays, la Tchécoslovaquie, puis la Pologne, à
la puissance de feu allemande. Donc il existe aussi cette mauvaise
conscience-là. Voilà en ce qui concerne la France.
En ce qui me concerne, j’ai une vision plus complexe parce que j’ai le
souvenir de l’Histoire. Je sais que l’Empire d’Autriche était le grand
ennemi de la France monarchique, je sais aussi qu’il a trahi Napoléon ;
donc je n’ai pas au départ une vision très positive même si je suis un
grand lecteur de Schnitzler, Leo Perutz, etc., j’aime beaucoup la
littérature d’Europe centrale.
Mais, en revanche, ce qui m’intéresse beaucoup, c’est la reconstitution
avec le groupe de Visegrád de l’Empire austro-hongrois. Vous aurez
remarqué que tous les pays touchés par ce qu’on appelle la vague
populiste — à part l’Angleterre évidemment avec le Brexit, à part les
États-Unis, mais je parle de l’Europe — appartenaient jadis à l’Empire
austro-hongrois. C’est-à-dire l’Autriche, la Hongrie, mais aussi la
République tchèque, la Slovaquie, et l’Italie, dont une partie du
territoire appartenait à cet Empire.
Je pense que ce n’est pas un hasard. Je pense que ce n’est pas un hasard
pour deux raisons toutes simples : premièrement, l’Empire
austro-hongrois était un empire multiethnique, multiculturel, plus
multiethnique que multiculturel d’ailleurs, qui a fini par exploser sous
le poids de ses contradictions et de la guerre, et surtout, entre les
deux guerres, par la reconstitution dans les pays issus de cet empire
(la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie etc.) de sociétés
multiculturelles. Il aura fini dans le sang. Et, il faut le dire, parce
que tout le monde l’a oublié et que personne ne veut le voir, la vérité
est cruelle, il y a la paix dans vos pays parce que dix millions
d’Allemands y ont été chassés en 1945. Tout le monde l’a oublié. Mais
c’est le renvoi de populations hétérogènes en Allemagne — puisque depuis
le XVIIIe siècle elles étaient là — qui a fait que vous avez retrouvé
une certaine unité et cohérence ethnique dans chacun des pays, ce qui
était un gage de paix.
Deuxièmement, cette histoire lointaine est d’une actualité brûlante, ces
régions du groupe de Visegrád et de l’Empire d’Autriche-Hongrie, ont
été la limite de l’offensive musulmane sur l’Europe. On peut parler des
sièges de Vienne en 1529 et en 1683, qui tous les deux ont échoué sur
Vienne. Nous avons gardé comme souvenir de ce siège-là, le croissant,
mais je pense que les Autrichiens en ont gardé un souvenir différent, et
toute la région en a gardé un souvenir différent. Il y a la Hongrie,
qui est partie du mauvais côté, si j’ose dire, de l’Histoire, et qui
pendant trois siècles a subi le joug ottoman et musulman. Et donc qui
n’a pas du tout envie de connaître de nouveau cette conquête islamique.
Evidemment, il existe une différence de mémoire avec l’Europe
occidentale. En France, la conquête musulmane, Charles Martel, c’est
732, pas vraiment 1832 ou 1732. Il existe mille ans d’expérience entre
les deux. Je pense que c’est le fond de l’affaire. Le fond de l’affaire
entre l’Europe de l’Est, l’Europe centrale, appelez-la comme vous
voulez, l’ancien Empire d’Autriche-Hongrie, le groupe de Visegrád, et la
France, l’Allemagne, et l’Angleterre, c’est cela, c’est cette
différence-là.
Ferenc Almássy : Donc pour vous c’est, je résume, la confrontation au
monde islamique, d’une part, et d’autre part, les expériences
multiethniques et multiculturelles ?
Eric Zemmour : Exactement. Qui ont vacciné, si j’ose dire, votre Europe,
par rapport à la nôtre, qui justement est en train de connaître les
deux : l’islamisation d’un pan entier du territoire et l’émergence de
sociétés multiculturelles que nous n’avions jamais connues et qui, selon
moi, mèneront à la même catastrophe que vous avez connue jadis.
Ferenc Almássy : Comment percevez-vous, quel est votre jugement sur la
gestion de la crise migratoire depuis 2015? La route des Balkans a connu
un afflux massif de migrants, particulièrement durant l’été 2015, mais
cela a continué en 2016, depuis essentiellement la Turquie, à travers la
Grèce, les Balkans, pour arriver à la frontière hongroise de Schengen.
En 2015 Viktor Orbán a fait grand bruit en décidant d’ériger une
barrière pour arrêter net l’immigration illégale et incontrôlée. Comment
percevez-vous cette prise de décision qui va à l’encontre de tout ce à
quoi on était habitués en Europe depuis des décennies ?
Eric Zemmour : La décision d’Orbán est la conséquence de ce que je viens
de vous dire. Il a la mémoire de ce que je viens de vous dire. Et donc,
quand il voit un million de personnes, pour la plupart des hommes et
pour la plupart des musulmans, il se dit que c’est une invasion. Cela
recommence, il faut arrêter cela tout de suite.
Selon moi, il a tout à fait raison. Il décide de construire un mur, en
plus il défend la frontière de Schengen, l’Europe devrait lui en être
gré. Il s’oppose à la vision immigrationniste et multiculturaliste des
autorités de Bruxelles qui n’ont qu’un raisonnement économique. Plus
d’immigrés, cela fait baisser les salaires, c’est meilleur pour la
productivité, et en plus cela devient des consommateurs, donc c’est bon
pour la croissance. Vous voyez : que des choses quantifiables, et qui ne
voient l’affrontement des civilisations, nié par Bruxelles, puisque ces
technocrates-là estiment qu’il n’y a pas d’affrontement des
civilisations, tout simplement parce qu’il n’y a pas de civilisations
avec un “s”, qu’il n’y a qu’une seule civilisation universelle, mondiale
; ils vivent dans ce bain-là. Orbán s’oppose frontalement à cela, et a
selon moi pris la bonne décision. Mais vous voyez bien que ce n’est pas
l’avis de nos élites occidentales.
Ferenc Almássy : Pour conclure, revenons au V4, au groupe de Visegrád
(Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie), quelle est votre vision de leur
rôle, aujourd’hui et à venir ?
Eric Zemmour : Je vous l’ai dit, c’est l’héritage, amusant je dirais, de
l’Empire austro-hongrois, c’est le retour de cet Empire
austro-hongrois. Je regrette historiquement que les Français n’aient pas
choisi l’alliance avec ce groupe-là en 1918. Bon, ne refaisons pas
l’histoire. En tous cas, je pense que nous devrions nous allier
aujourd’hui à ce bloc-là, nous les Français, pour garder une certaine
conception de l’Europe, de l’identité européenne, qui est avant tout
chrétienne et gréco-romaine.
Si l’Europe n’est plus le continent de l’homme blanc chrétien et
gréco-romain, même s’il peut y avoir des minorités, mais il faut
qu’elles restent des minorités, si ce n’est plus ce continent-là, ce
n’est plus l’Europe. C’est assez simple à comprendre, tous les gens, les
penseurs, du Général de Gaulle à Paul Valéry, ont dit exactement ce que
je viens de vous dire. Ce n’étaient pas des gens racistes, ce n’étaient
pas des gens islamophobes comme on dit bêtement aujourd’hui. C’est
simplement une réalité. Si ce n’est plus cela, ce ne sera plus l’Europe.
Et l’Europe sera soumise à une civilisation étrangère, on passera à une
autre civilisation.
Ferenc Almássy : Eric Zemmour, merci beaucoup.
Eric Zemmour : Merci à vous. ».
Post-scriptum : Eric Zemmour, a-t-on appris hier, a saisi la Cour européenne des droits de l’homme suite à son pourvoi en cassation rejeté en septembre dernier concernant sa condamnation pour provocation à la haine religieuse : il le fait en se basant sur l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme protégeant la liberté d'expression. Voir Le bloc-notes [9]
Source : Visegrád Post
Photo : Carte de l'Europe avec au centre (Mitteleuropa) les quatre pays du groupe de Visegrád (en vert) ; Eric Zemmour et Ferenc Almássy en mars 2019 à Budapest (Visegrád Post).
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