Il était une fois [2]


L'homme du devoir



La comtesse est enceinte. Ce sera son cinquième enfant. Elle va avoir trente et un an dans un mois. Si tout se passe bien, l'enfant naîtra en janvier, janvier 45. Elisabeth Magdalena Nina Schenk Gräfin von Stauffenberg, née von Lerchenfeld. Tout le monde l'appelle Nina. Le comte semble très préoccupé ces derniers temps : on ne le croise plus que rarement au château. Elle l'a toujours trouvé si beau, si naturel et élégant, ses yeux vifs dans les siens et son sourire lumineux qui toujours l'emporte comme dans une valse... Comme elle l'aime ! Né en sept, il a six ans de plus qu'elle. Ils se sont épousés en trente-trois, en Bavière, à Bamberg. Baronne von Lerchenfeld. Elle venait d'avoir tout juste vingt ans. Bambärch... que de souvenirs intimes dans cette ville de rêve ! Et que d'histoire ! Henri II, duc de Bavière, roi de Germanie, roi d'Italie, y fut sacré Empereur du Saint-Empire. Le saint Empire ! Bambärch... à jamais pour elle, Nina, cette ville, comme Rome, bâtie sur sept collines. Romain-germanique. Elle y devient Schenk Gräfin von Stauffenberg, comtesse von Stauffenberg.
Hitler avait pris le pouvoir huit mois plus tôt. Elle épousait un militaire entré dans la Reichswehr en vingt-six en tant que cadet (Fahnenjunkera, en français élève-officier ou aspirant) au 17e régiment de cavalerie et de reîtres de... Bamberg.
L'élite. Le Fahnenjunker, par nature un jeune noble, devait avoir entre quatorze et seize ans pour incorporer l'armée. Claus Schenk en avait déjà dix-huit. Il avait une santé fragile. Mais les vocations n'ont que faire de cela. La littérature, certes, l'intéressait passionnément, mais l'appel des armes fut plus fort. On ne passait pas à la ligue de jeunesse Bund Deutscher Neupfadfinder sans être pris par le mysticisme du Reich et l'on ne venait pas, pour tout dire, d'une famille d'officiers catholiques et d'ancêtres monarchistes ayant combattu Napoléon sur les champs de bataille, sans avoir une certaine éthique de la famille et du devoir. Comme ses frères aînés Berthold et Alexander, l'enfant Claus Schenk avait eu pour précepteur Stefan George. Poésie, lettres classiques grecques, lyrisme, distance au monde, George lui apprit également, comme à ses frères, ce qu'est et devrait être la Révolution conservatrice. Traducteur de Dante, Shakespeare et Baudelaire en allemand, Stefan George avait publié en vingt-huit Das neue Reich mais, surtout, il était l'auteur du poème L'Anti-Christ (Der Widerchrist) paru en sept, année de la naissance de Claus Schenk. George fut un opposant de la première heure à Hitler, et il le resta. L'adolescent, puis l'adulte Claus Schenk, lut et relut souvent Der Widerchrist. Toujours, depuis, et jusqu'à cette veille du 20 juillet quarante-quatre, il en avait fréquemment cité par cœur, à ses amis de confiance, des passages.

Geroge fut un maître à penser pour toute une génération d'Allemands. Apôtre de l'opposition conservatrice, il n'aime pas ce qu'est devenu son pays. L'Empire est mort. Fin dix-huit, après la honteuse défaite contre la France et ses alliés, il est passé aux mains des sociaux-démocrates qui ont proclamé sa fin. Des républicains ! En un rien de temps ils ont mis à terre la monarchie constitutionnelle pour instaurer une démocratie parlementaire, une Weimarer Republik. Le nom légal de l'Allemagne resta pourtant Deutsches Reich, l'Empire allemand (en allemand empire se dit reich). C'était encore l'empire mais ce n'était plus l'empire. Ce fut un bien maigre réconfort pour les monarchistes mais ils se dirent que la Révolution conservatrice que prônait Stefan George devrait rétablir l'ordre des choses.
Depuis janvier 1871, l'Allemagne c'était l'Empire allemand mais avant lui, avant ce janvier 1871? L'Empire allemand des Guillaume Ier, Frédéric III et Guillaume II, aussi virils que furent leurs beaux noms, ce n'était déjà plus le Saint Empire Romain Germanique, ce Premier Reich, pensez donc, Heiliges Römisches Reich : 2 février 962 – 6 août 1806, si ça ça ne vous en jette pas... Aix-la-Chapelle, Prague, Vienne, Ratisbonne, Wetzlar... Des langues romanes, latines, slaves et bien sûr germaniques, du latin, de l'italien, de l'occitan, du français, du franc-comtois, du romanche, du frioulan, de l'allemand, du néerlandais, du danois, du suédois, du tchèque, de cachoube, du polonais, du silésien, du slovince, du sorabe, du slovène... Le Premier Reich ! Otton Ier... Maximilien... Alors, que pèse, en comparaison, ce que les monarchistes bismarckois ont appelé Deuxième Reich? Seul notre Premier Reich... le Grand Maximilien... déjà un Autrichien mais de bonne race celui-là.


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Photo : un officier de la Bundeswehr passe devant le portrait sérigraphié du lieutenant-colonel Claus von Stauffenberg au Musée d'Histoire Militaire de Dresde le 2 juillet 2014 ; Claus von Stauffenberg.

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