On ne peut plus rien dire


Ne dites plus, comme Jules Renard, « Quel animal admirable que le cochon ! », et ne vous autorisez plus à faire des cochonneries à la Tue-Cochon : côtelettes, travers, poitrine, saucisses, boudins, lard, saindoux, andouillettes, andouilles, pâtés, jarrets, jambons, fromage de tête... races craonnaise, normande, bressane périgourdine, gardez tout cela discrètement pour vous, bien caché, comme si cela était prohibé, interdit ; n'allez pas heurter qui ne mangerez pas de porc ici en France : silence ! effacez tous ceux pour qui, depuis des siècles, chez nous ici en France, le porc n'est pas ce petit animal très sociable
Ce n'est tout !
Déjà depuis longtemps on vous a demandé de ne plus dire aveugle, ne plus sourd plus sourd, de ne plus dire nain, mais non-voyant, mal-entendant, personne de petite taille. On vous a prié aussi de ne plus parler, comme au temps jadis, de peuples étrangers, encore moins de races extérieures. Dites nous voisins. Le mot étranger sonne depuis comme une sorte d'insulte, en tout cas de dénigrement : faire une différence entre l'autochtone et l'étranger, c'est... xénophobe, c'est discriminant. L'aborigène ne respectable que s'il est d'Australie, l'indigène ne vaut que s'il est d'Amérique.
On ne s'arrêtera pas en si bon chemin.
Ne dites plus de cet enfant que s'il manque de père, il manque de repères : un père n'est plus nécessaire.
Ne dites plus, comme Proust, d'un homme qu'il a une sexualité contre nature, ne dites plus, comme au temps des pissotières de Marcel Jouhandeau et d'Henry de Montherlant ou de François Mauriac, qu'il est de la jaquette, ne dites plus, comme le fait encore ma mère, pédé, malgré quinze ans le Plus belle la vie, et non plus tafiole, pédale ; dites gay : il est gay ; même homo, ce n'est plus de saison. Et puisque j'évoque la famille, ne parlez plus, comme mes tontons flingueurs, ne parlez plus comme Michel Audiard, ne parlez plus comme Frédéric Dard, ne parlez plus comme Lino Ventura, comme Jean Gabin. Ils sont très mal vu aujourd'hui, ces mâles très très horribles qui mettaient des tapes (j'ai pas dit tapettes) aux fesses des serveuses dans les restos populaires. Ne parlez plus comme Desproges, qui fut pourtant à France-Inter (un Tribunal des flagrants délires serait-il possible aujourd'hui? « Bonjour, ma colère ! Salut, ma hargne ! Et mon courroux, coucou ! » force est de rendre ici hommage à Claude Villers, Pierre Desproges, Luis Rego et Monique Desbarbat).
Ne dites pas que vous préférez les grosses (mais vous pouvez faire des blagues sur les blondes qui bien sûr sont des grosses connes par rapport aux brunes sans être jamais accusé de discrimination), ne dites pas que vous aimez la corrida, houlala, surtout pas. Chantez plutôt, ouvrez la cage aux oiseaux, regardez-les s'envoler c'est beau : pensez au piaf, à la perruche mais pas à la vieille dame, à la personne seule pour qui le serin en cage fait une compagnie, une occupation, et ne dites surtout pas à l'enfant que le petit oiseau, s'il lui ouvre la cage pour le laisser s'envoler, dès qu'il va être dehors, libre, il va se faire choper et manger par un chat. Ne dites plus Y'a bon... Banania, ou c'est la dix-septième chambre correctionnelle.
Ne dites plus fort comme un Turc, soul comme un Polonais. Ne dites plus comme Pierre Dac : Un concerné n’est pas forcément un imbécile en état de siège pas plus qu’un concubin n’est obligatoirement un abruti de nationalité cubaine. Ne dites plus Joyeux Noël. Bannissez de vos films préférés La vie est belle de Frank Capra avec cet horrible mâle blanc et horriblement chrétien George Bailey joué par James Stewart. Ne regardez plus les films avec le bien trop viril et misogyne John Wayne mis en scène par l'horrible patriote John Ford.
Sortez tout cela de votre tête. Ne parlez plus des femmes comme le fit Bernard Blier. Ne dites pas comme Sacha Guitry : Je conviendrais bien volontiers que les femmes nous sont supérieures, si cela pouvait les dissuader de se prétendre nos égales. Ne dites pas, comme Maupassant qu'un baiser légal ne vaut jamais un baiser volé. Ne dites plus : Le secret de ma vitalité ? Je n'ai dans le sang que des globules rouges : l'alcool a tué depuis belle lurette tous mes globules blancs... (Winston Churchill). Ne dites pas : La baise, c'est la vie. Fort de cette certitude qui me hante depuis que j'ai ma lucidité et du poil autour, je considère que la femme est un merveilleux cadeau (Frédéric Dard).  Ne dites pas : Tant que les femmes n'auront pas les mêmes droits, les pays arabes resteront des demi-nations plutôt que des nations à part entière. (Shimon Peres). Ne dites pas : Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux ! (Jean Racine).  
Peuples étrangers, races extérieures... Sarrasins... On n'est plus au temps de Charlemagne.
 Ne dites pas Polac, Rital, Rosbif, dites que l'immigration est une merveille, une chance pour la France (sinon vous serez vu comme xénophobe : vous serez xénophobe). Non, soyez généreux. Dites que deux hommes peuvent avoir un enfant (sinon vous serez homophobe, comme ceux qui furent contre le mariage pour tous). Dites que l'Union européenne est une grande et belle réussite, que les Anglais ont tort avec le brexit, sinon vous serez europhobe. Car oui, toute les phobies sont mises en place pour discréditer celui qui parle encore comme il pense, celui qui dit ce qu'il voit, celui qui, malveillant, ose prétendre que le monde ne va pas bien. Plutôt que de l'inviter dans le débat, le but est de l'écarter, phobe de quelque chose, de l'éliminer, de l'ostraciser. Etre hostile plutôt que d'accepter. Définir celui qui ne dit pas le bien adopté, le réel déformé, qui n'est plus dans le périmètre accordé à la bonne pensée, comme raciste, fasciste, réactionnaire par l'ostracisme, cette autre nom de la bien-pensance.
Empêchez-vous de dire ce que vous voudriez dire, empêchez-vous de nommer ce que vous voyez. Forcez-vous à dire deux plus deux égale cinq avant qu'on ne vous y force, et tout évoluera avec bonheur vers le totalitarisme ainsi défini par George Orwell dans 1984. Gagnez votre supériorité en tordant le réel et vous pourrez alors forcer les récalcitrants à dire deux plus deux égale cinq, ou deux hommes peuvent avoir un enfant, l'immigration massive n'existe pas, une femme a la même force physique qu'un homme, il n'y a pas d'insécurité, il n'y a pas de quartiers islamisés, l'islamisme est un fantasme de droite, les flics font des contrôles au faciès, pratiquent de « violences policières », l'homme blanc est un coupable qui doit expier .
Devenez moralement supérieur. N'utilisez plus ces propos devenus inadéquats car discriminants, devenus inacceptables, insoutenables. Ne dites pas ce que vous voyiez mais ce que vous voulez voir. Surplombez le réel, le vrai, le juste. Ainsi, sans vous salir les mains dans le réel, par cette vertu condescendante vous serez au dessus du réel, vous serez supérieur à vos congénères. De toute façon, tout cela est contrôlé, tout cela est en marche. Montrez que vous êtes dans le bon camp : le camp moral de la bien-pensance. Et vous deviendrez vous-même contrôleur. Ce qui en privé ne vous empêchera pas de dire : tout est bon dans le cochon, à moins d'être devenu réellement - réellement - schizophrène.

 
Photo : de la charcuterie après une Tue-cochon ; une Tue-cochon à Bordeaux.

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