Flèche de lard au café
Revenons à Strasbourg avec Charlie Hebdo.
[...] l’AKP influence directement la Diyanet », explique un chercheur. Les prêches des imams feraient donc la part belle à l’islamo-nationalisme turc. « Ce qui était un instrument de contrôle de la religion est devenu un instrument de la propagation de l’islamisme turc », abonde Bernard Godard, ancien monsieur Islam au ministère de l’Intérieur [français].
L’influence s’exerce surtout à Strasbourg, où la communauté turque est fortement implantée. Et c’est par le biais de l’éducation que cela se joue. Dans cette ville existe déjà un lycée turc, Yunus Emre (hors contrat avec l’Éducation nationale), qui prodigue des cours de religion tous les matins – Bernard Godard le qualifie de « pépinière de l’AKP en France ». Un lycée pour l’instant, et peut-être, bientôt, une faculté. « En octobre dernier [2018], Erdoğan a signé un décret pour créer une faculté de théologie musulmane à Strasbourg », nous explique encore un chercheur. Il s’agirait d’y former les imams turcs pour la France. Mais avec quelle mainmise de l’islamo-nationalisme turc ? Selon nos informations, le ministère de l’Intérieur fait en sorte que le projet n’aboutisse pas...
La plus grande mosquée d’Europe
A côté des mosquées traditionnelles turques, il y a aussi le mouvement encore plus radical du Millî Görüs, proche des Frères musulmans et dont Erdoğan est issu (il créera ensuite l’AKP). En Allemagne, le Millî Görüs est considéré comme « islamiste fondamentaliste » par le renseignement. Mais en France, la branche locale (Confédération islamique Millî Görüs) siège au Conseil français du culte musulman comme si de rien n’était. Il ne représente que 3 % des lieux de culte selon le ministère de l’Intérieur, mais son dynamisme est flagrant. « Il peut être très dynamique dans certaines villes, gérer une mosquée, mais aussi un centre de vacances, un centre culturel, des écoles... », explique Stéphane de Tapia, professeur à l’université de Strasbourg et spécialiste de la migration turque. Il est notamment implanté à Bordeaux et à Strasbourg. Dans cette ville, d’ailleurs, l’organisation a lancé la construction de la plus grande mosquée d’Europe : des minarets à 36 mètres de hauteur et un dôme à 26 mètres. Budget annoncé dans la presse, considérable : 32 millions d’euros. Le Millî Görüs a activé ses réseaux dans toute l’Europe. Dernière levée de fonds en date, grâce à une vente aux enchères de pièces d’Abdülhamid II, qui n’est autre que le sultan qui a déclenché les premiers massacres des Arméniens : quelque 600 000 euros récoltés. L’Arabie saoudite pourrait aussi financer l’édifice, mais impossible de le prouver. Toujours est-il que les Dernières nouvelles d’Alsace précisent qu’un invité venu d’Arabie saoudite était présent lors du lancement de la mosquée. Le Millî Görüs a son propre établissement scolaire, Eyyûb Sultan, et vient d’y adjoindre une école élémentaire. Sur l’affiche appelant aux inscriptions, le message est clair : deux petites filles de 5–6 ans environ dont l’une porte – déjà ! – le voile.
L’influence de l’islamo-nationalisme turc touche aussi l’éducation, par le biais du dispositif des Elco (enseignements de langue et de culture d’origine), dont l’objectif est d’apprendre une langue d’origine à de jeunes enfants issus de l’immigration. Mais l’État « sous-traite » à la Turquie, qui choisit et salarie elle-même les enseignants envoyés en France. Aujourd’hui, l’Éducation nationale est dépassée. « Certains parents sortent les enfants des Elco, car le discours des enseignants est devenu trop nationaliste », constate un spécialiste des Elco. Quant au contenu, souligne-t-il, « on a un mal fou à contrôler l’enseignement qui y est prodigué ». Celui-ci pourrait parfois donner lieu à des cours à tendance islamiste.
Erdoğan, Mandela, même combat
Autre structure clef de la communauté turque pro-Erdogan, le Cojep, au départ simple club de foot créé dans les années 80 à Belfort et soutenu par Chevènement. Devenu en 1992 le Cojep (Conseil de la jeunesse pluriculturelle) France, il est considéré par plusieurs observateurs comme une courroie de transmission de l’AKP en France. Le Cojep revendique 10 000 membres dans l’Hexagone. Ses chevaux de bataille sont, selon son vice-président, Ahmet Çetin, le « multiculturalisme » et la « lutte contre l’islamophobie ». Il assure, évidemment, n’avoir aucun lien avec Ankara. Pourtant, il soutient régulièrement Erdoğan sur les réseaux sociaux, et relaie ses meetings à l’approche des élections. « Le Cojep, c’est 100 % AKP, c’est le bras armé de l’AKP en Europe pour les jeunes Turcs, et il attire aussi de jeunes Maghrébins », analyse un chercheur. Il faut lire leur communiqué paru après la « une » du Point consacré à Erdoğan, qui vaut son pesant de propagande : Erdoğan et Mandela, même combat. « Vous, les tenants d’une idéologie occidentale hégémonique, vous pouvez le considérer comme un dictateur, mais sachez que nombreux sont ceux, en France et de par le monde, qui le considèrent comme le Mandela du XXIe siècle. » Ahmet Çetin, que nous interrogeons, persiste et signe : « Erdoğan est une figure politique importante pour les migrants et pour une partie du monde. Il est un fervent défenseur des droits de l’homme et est reconnu comme tel dans de nombreux pays. » Erdoğan chantre des droits de l’homme, il faut prévenir les universitaires emprisonnés, ils vont être libérés.
Le tableau ne serait pas complet sans l’extension politique du Cojep, le PEJ (Parti Égalité Justice), créé en 2015 et qui a même présenté des candidats (souvent issus du Cojep) aux législatives de 2017. Dès le départ, ce parti se voulait être un représentant du vote communautaire turc. « En France, il y a 13 % de musulmans, mais les musulmans ne représentent pas une force politique. Les élus issus de la diversité ne représentent que 6,68 % de l’ensemble et ils restent muets quand les partis traditionnels traitent de l’islam. Chaque voix du PEJ, chaque bulletin, c’est des voix que nous allons récupérer après les avoir prêtées aux autres partis », expliquait Kadir Guzle, vice-président, lors du lancement du PEJ. Le manifeste de cette formation appelait à remettre en cause la loi sur le voile à l’école, à un « moratoire » sur la laïcité et à la défense de la famille avec l’annulation du mariage pour tous. Son président actuel, Sakir Colak, qui a été membre du PS pendant quinze ans, assure que les prises de position sont moins conservatrices. Mais il défend toujours avec virulence Erdoğan lorsqu’on lui parle par exemple de la purge dans les universités.
Si Erdoğan est fort, c’est aussi parce qu’il incarne bien plus qu’un simple chef d’État pour une partie de sa communauté. « Il veut incarner la lutte contre l’islamophobie dans le monde », nous explique un chercheur. En témoignent par exemple ses prises de position suite à l’attentat de Christchurch, au point de crisper les autorités néo-zélandaises. Le président turc a déclaré en effet que cet attentat s’inscrivait dans le cadre d’une attaque contre l’islam et… contre la Turquie elle-même, et a appelé la Nouvelle-Zélande à rétablir la peine de mort pour l’auteur présumé de l’attaque, sinon, menaça-t-il, la Turquie fera payer elle-même le suspect. En France, selon un sociologue, Erdoğan susciterait, au-delà de sa communauté, l’enthousiasme de jeunes franco-maghrébins des quartiers populaires. Il prendrait même la place de Tariq Ramadan dans l’esprit de certains jeunes musulmans, selon un autre observateur de ce sujet. « Il représente à leurs yeux aujourd’hui la lutte contre l’islamophobie, et celui qui tient tête aux Occidentaux. » Et tant pis s’il est aussi celui à qui ces mêmes Occidentaux ont fait appel pour « tarir » le flot de migrants venus de Syrie, pour stopper les réfugiés sur son sol, en échange d’aides de l’Union européenne.
Laure Daussy
Charlie Hebdo du 3 avril 2019.
Source : Charlie Hebdo
Photo : scène sur le marché de Châtillon-sur-Chalaronne.
Commentaires
Enregistrer un commentaire