Deux geôliers et un sac poubelle
C'est un peu chaque fois la même histoire dans ce genre d'affaire. La fugue d'une adolescente trouvée sur internet et un immeuble de « quartier ». Cette fois c'est la cité du Chaperon-Vert à Gentilly. L'immeuble? Une de ces horreurs comme il y a en encore tant : une barre haute de dix étages dans un « grand ensemble » le long de l'autoroute du sud. Elle a seize ans. On n'est pas loin d'un « point de deal ». Elle s'est barrée du Loiret pour venir rejoindre « un pote ». Il est à Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. C'est pas tout à fait le même coin... Plein nord-est contre plein sud. Elle le connaît par les réseaux sociaux, le monde est si petit. Et tout cela et si facile à mettre en place.
- Viens me voir à Paris si tu es pas bien chez toi.
La romance, les fleurs bleues contre le vague à l'âme : fille cherche désespérément remède à l'adolescence. Le monde de toujours dans le monde d'aujourd'hui. Des parents pas trop à l'écoute, peut-être une famille mono-parentale, une fille-mère débordée par la vie et par sa fille qu'elle a pas vu pousser, et maintenant c'est une femme. Le Loiret-Paris, c'est pas si loin, ce serait vite fait. Par smartphone interposé, elle lui raconte, elle se confie, elle a trouvé enfin un mec qui l'écoute, comme la vie est belle, comme il sait, lui, brosser dans le sens du poil. Et comme il est mimi sur les photos qu'il envoie !
Son cœur ne va plus saigner, finies les heures vautrée sur le lit dans la chambre de ce pavillon sans intérêt. J'ai un mec ! j'ai un mec ! Le cœur battant, là voilà parti, adieu, adieu parents, adieu vie de merde.
Elle textote : je suis à la porte de Bagnolet.
- Super, je suis à Montreuil, chez un pote. C'est à deux minutes.Viens, on ira chez moi après.
Elle prend le bus. Après quoi? Il est treize heures. On passe l'après-midi à se balader dans Paris et on va chez moi pour passer une bonne soirée en amoureux. Tu prends la pilule au moins? Oui, elle prend la pilule. Quel bonheur ! dans le bus, elle regarde encore ses photos : comme il est beau ! Elle ne l'a jamais vu en vrai, jamais, et jamais elle ne penserait à imaginer... que ce n'est pas lui, que les photos sont volées sur le net, que c'est pas lui mais un autre, un pote plus mignon que lui, non, jamais ne lui viendrait une telle idée.
Il n'est pas à l'arrêt de bus comme il avait dit. Elle textote. T'es où?
- Je suis en retard, j'arrive. Ou viens direct, v'là l'adresse.
Le piège est refermé quand elle s'avance, heureuse, amoureuse, dans l'appartement et qu'un mec, qui est bien celui des photos, lui dit :
- Tu es encore plus belle en vrai que sur tes tofs.
Il se coule vers elle, l'embrasse sur la bouche, elle lui répond en mettant la langue : c'est bien lui. La pelle est magistrale. La main du mec caresse son bas-ventre, fait déjà péter le bouton du pantalon, s'enfonce dans la petit culotte et... Elle ne résiste pas, c'est son mec, tous les textos, toutes les promesses, tous les mots... Il bande, c'est sûr, il l'aime. Il tient sa tête dans sa main droite. Leurs langues roulent et roulent... ma petite femme... il ouvre sa braguette, sort son sexe raide, regarde chérie l'effet que tu me fais... sa main droite appuie un peu sur la tête, un peu fort, suce-moi ! elle lâche sa bouche, pas si vite... elle s'écarte pour l'admirer, elle a bien eu raison de pas se poser de question, suce-moi j' t'ai dit ! la voix est un peu dure, son regard aussi, c'est les mecs d'aujourd'hui, c'est pas méchant, mais elle préférerait quand même attendre un peu, que ça aille moins vite. Il s'avance, la prend par les cheveux : suce ! fais -moi jouir... salope ! montre-moi si t'es bonne. T'es bonne au moins?
Moins d'une minute après, il est en elle, capote enfilée, il la tringle. Son petit minou d'amour... c'est un peu hard... il l'a pénétrée comme ça, sans préliminaires, ma petite chienne, ma salope... trop bonne ta chatte... faudrait pas que mon pote manque ça... et ton p'tit cul...
Après avoir joui, il pianote sur son téléphone. Six minutes après, la porte de l'appart s'ouvre, un mec incroyablement grand et très mince entre, suivi d'un autre mec, plus ordinaire.
- C'est pas mal, dit le mec qui vient de baiser la fille. Y a du potentiel. A votre tour de tester.
A ses yeux, la fille du Loiret n'existe plus. Le grand mince s'approche d'elle, ouvre sa braguette.
- Voyons ça, dit-il.
C'est chaque fois un peu la même histoire. A peine arrivée, elle s'est déjà faite baiser trois fois. Trois capotes pleines sur le sol en témoignent. Une heure plus tard, une voiture roule dans Montreuil, vers la porte de Montreuil. Son amoureux la dépose là.
- Tu vois la pharmacie? Tu suis la ligne du tram, en face y a l'entrée d'un jardin plus loin. Tu t'assoies sur le premier banc, je m'occupe du reste. Tu as deux heures pour faire trois cent balles.
Il a son réseau, ses clients, suffit de dire : la nouvelle dont je t'ai parlé est arrivée. Il s'est assis un plus loin, son tél allumé dans la main ; elle le sait, il est là. Elle le trouve... tellement beau.
Six jours plus tard, deux keums dans l'un des halls de la barre cité du Chaperon-Vert à Gentilly ont la dalle. Ils sortent et vont vers un kebab. Il est tard, c'est la nuit. Pendant qu'ils marchent vers le kebab trois hommes entrent dans le même hall. Ils savent où c'est : dixième étage. Ils ont lu l'annonce en ligne sur un site de rencontre. L'un d'eux à contacter la fille. Rendez-vous est pris, il n' a pas dit qu'ils seraient trois, elle a donné l'adresse, le code, l'étage, le numéro de l'appart. Elle est là depuis cinq jours, à dormir deux ou trois heures par jour tellement son amoureux lui envoie des clients à n'en plus finir. On sonne : son trente-huitième rendez-vous de la journée. Elle va ouvrir : ils sont trois. Elle est surprise, jamais il n'a envoyé trois clients en même temps.
- Brigade anticriminalité de Villejuif. On peut entrer mademoiselle?
Dans le couloir de l'appart surgissent deux autres keums, regards effarés : impossible de fuir. Ils se laissent menotter sans résistance. Il y a deux chambres. Dans l'un d'elles, pas de meubles : juste un matelas sur le sol. Pourri le matelas, même pas un drap dessus, vraiment pourri. Un matelas, une chambre dédiée aux passes. A côté du matelas (il est vraiment immonde, avant de servir ici il a dû être pris dans un dépôt d'ordure), un sac poubelle noir et... un livre. Elle lit entre deux passes? Non, c'est un livre de compte : chaque passe est notée. L'un des policiers a pianoté sur son téléphone : les deux jeunes gars sont connus pour trafic de drogue, le plus âgé n'a pas vingt-et-un ans. Un autre passe des gants et ouvre le sac poubelle : il est rempli de préservatifs... usagés.
- Vous étiez consentante?
- Quand je suis arrivé, oui.
- Vous n'avez pas vu venir l'engrenage?
- Je ne sais pas... Ce n'est pas moi qui répond sur le site.
- Et vous, les gars, pourquoi vous êtes là?
- On surveille que tout se passe bien pendant la passe.
- Je reçois un texto qui me prévient avant, reprend la jeune fille. Le premier jour... une fois ici il m'a obligé à enchaîner les passes, le jour, la nuit. Tout est noté là, j'ai dû faire deux cents passes en cinq jours. Deux cents hommes différents.
- Y a qui dans ce business?
Lui, moi, eux deux, les deux en bas et une autre fille.
- Les deux en bas?
- Ils gardent l'entrée de l'immeuble, les clients s'adressent à eux quand ils arrivent (des policiers les ont arrêtés quand ils revenaient du kebab).
- L'autre fille?
- Elle, d'après ce que j'ai compris, elle sous-loue l'appart, il est à sa mère.
Tous sont en garde à vue. Ils ont entre dix-sept et vingt-deux ans.
« Depuis 2017, explique l'article du Parisien où j'ai appris cette histoire, les affaires de proxénétisme de cité se multiplient en France ». Trois dossiers de ce type de proxénétisme en 2014 dans le Val-de-Marne, vingt en 2018. Un magistrat est maintenant spécialement affecté à ces affaires au parquet de Créteil.
« Ce type de proxénétisme est facile à mettre en place, explique un policier affecté au proxénétisme de cité. [...] il suffit de louer un appartement ou une chambre [et] passer une annonce ne prend que quelques minutes ». Côté humain, pour ces filles, « il y a une désacralisation du corps au profit de l'argent facile. »
Source : Le Parisien
Photo : une chambre comme celle où venaient les clients pour les passes dans un appartement de la cité du Chaperon-Vert à Gentilly, ne manque qu'un matelas et un sac poubelle (à droite dans la fenêtre, une barre de dix étages) ; la barre avec l'appartement, au dixième étage, où les clients devaient se rendre après la prise de contact sur un site de rencontre.
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