Tu seras une pute, ma fille
Nigéria, suite. Après l'exemple de Grace, hier dans Arrière-plan culturel, en voici d'autres, d'autres filles, d'autres femmes nigérianes venues en France rembourser leurs dettes et sauver leur honneur. La récession économique au Nigéria a été telle à partir de 2015 que les réseaux de la traite des filles, jusque là modestement implantés en Europe depuis les dix années précédentes, a connu un essor considérable. Au point que depuis l'an dernier les réseaux nigérians ont pris le pas sur les réseaux chinois ou est-européens (au début des années 2000, l'Organisation internationale pour les migrations estimait à plus de quarante mille le nombre de Nigérianes arrivées en Europe, mais ce chiffre n'a pas cessé d'augmenter : aujourd'hui en Italie, 80 % des prostituées seraient originaires du Nigeria et en France elles dépasseraient celles venues de Chine ou d'Europe de l'Est).
Au titre de « migrants », chaque fille, chaque femme suit, pour trente à quarante mille euro, le même chemin à travers l'Afrique, la Méditerranée et l'Italie. Elles viennent de la ville de Benin City ou des villages des alentours, certaines, on l'a vue avec Grace, sont des fillettes, beaucoup sont encore mineures (les proxénètes savent qu'il y a de la demande à Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Montpellier). Des « tantes », des « amies de la famille » qui ont réussies à s'installer en Europe, par exemple en France, commencent par leur parler de « la terre promise », « comme moi quand je suis arrivée, tu iras à l'école, dans cinq ou six ans tu iras à l'université, trouvera un travail bien payé, et aussi, comme moi, aussi un mari. Ce sont toujours des femmes qui, de Paris, Bordeaux, Lyon ou Montpellier, leur mettent cette eau à la bouche, et elles sont si nombreuses qu'au Nigéria, à Bénin City, on les appelle « les sponsors ». C'est aussi pudique que cela : jamais les sponsors ne parlent de prostitution, non : « ta vie en Europe sera rose, tu seras coiffeuse, couturière... il te faut juste quelques milliers d'euro pour passer et être là-bas ». Les réseaux s'appuient sur des passeurs en Libye et disposent d'un relais dans un camp de « réfugiés » à Milan. Sauf qu'arrivées en Italie, en France, à Paris, Lyon... ces filles constatent que rien de ces monts et merveilles n'est au rendez-vous. Et ces filles, ces femmes ont promis de rembourser rubis sur l'ongle l'argent que les sponsors ont prêté. C'est bête comme chou : ces « tantes », ces « amies de la famille » ne sont que d'anciennes prostituées devenues maquerelles et chargées de l'exploitation de leurs cadettes ; le piège se referme. D'autant que c'est une question d'honneur : rembourser ou la honte, le déshonneur. « Ma fille, en attendant, je te nourris, je t'héberge, je t'habille, je m'occupe de te trouver des papiers ». Simple comme bonjour. Il y a même un garant, car tout est subtilement organisé.
La veille du départ pour l'Europe, a lieu une cérémonie réunissant la « mama » et la fille en partance pour l'Europe. Autour d'elles, la famille de la partante, des proches et un représentant des croyances nigérianes traditionnelles (un médecin traditionnel ou le grand prêtre d'un temple associé au culte d'Ayelala, un ancêtre mythique doté d'une légitimité para-juridictionnelle et para-institutionnelle réelle au sein de la société de Benin City). Lors de cette cérémonie, où la partante deviendra la fille de la mama, a lieu le rituel du « juju » (d'origine vaudou) : le juju est un petit porte-bonheur constitué de cheveux, de poils, de rognures d'ongles et parfois de sang menstruel prélevés sur la partante, elle l'emportera avec elle comme « assurance-vie ». Mais en fait, une fois sur place en Europe, face à l'absence de travail qui mettra la fille dans une dépendance économique, le juju symbolisera son engagement auprès de la mama, il sera le contrat au pouvoir para-juridictionnel qui lie la fille à « sa mama ». La mama confisquera le passeport, deviendra sévère, commencera à parler de services à rendre, évitant encore pour un temps le mot « prostitution », mot encore tabou, elle dira que le juju est un serment qui ne peut être rompu, elle fera entrer dans le jeu un homme de son entourage (un Nigérian), tout deux dénonceront le déshonneur qu'il y aurait à rompre un serment, ne pas rembourser une dette... et la réalité de l'exploitation sexuelle se fera finalement assez vite comprendre, l'homme, présenté comme loueur de chambres, aidera à cette compréhension en violant la fille, « tu vois c'est pas si difficile ». Nue sur le lit où ce compatriote l'aura contrainte, elle mesurera le poids du serment, du pacte : elle doit rembourser, elle ne peut pas reculer, elle doit se taire et accepter, son honneur est en jeu, le juju consacre et justifie l'acceptation, le silence exigé sur l'engagement spirituel qu'elle a pris : quand elle aura remboursé, elle sera libre. « Et tu deviendras à ton tour une mama, lui révèlera l'homme, pour qui ce sera tout bénef car bien sûr, la venue de cette fille n'aura jamais coûté trente mille euro, deux ou trois mille tout au plus. Mais elle trimera, des cinquante, des soixante passes par jour jusqu'à avoir versé trente, quarante mille euro. D'autres hommes de l'entourage de la mama-maquerelle, tous Nigérians plus ou moins légaux sur le territoire français, fixeront son emploi du temps et le rythme des passes. Alors commenceront des cadences de intenables, un défilé de types à sucer et à recevoir entre ses cuisses, et bien sûr, on lui confisquera l'argent gagné. Si elle a dix ans, à 150 euro la passe, combien? Si elle à vingt ans, à 60 euro... deux-cent passes... cinq-cent...
Stanley Omoregie, trente-cinq ans, le bouc bien entretenu, Nigérian, se lève pour entendre le verdict : sept ans de prison pour « proxénétisme aggravé, traite d'êtres humains et blanchiment ». La mama et les filles le surnomme Spendour. Au tribunal, il a dit être pasteur, pas autre chose qu'un pasteur qui voulait juste aider les gens de sa communauté en louant des chambres. La mama, Helen Okpoto, prend six ans.
Ils ont été jugés en correctionnelle à Lyon avec vingt-deux autres prévenus, le verdict est tombé aujourd'hui après huit jours de procès (dix-sept femmes nigérianes ont porté plainte contre eux). Il s'agit d'un réseau de proxénétisme d'origine nigériane qui a sévi à Lyon, à Montpellier et Nîmes entre 2015 et 2017. Dix femmes et treize hommes nigérians, plus un Français (il aurait été le mécanicien qui entretenait les camionnettes des filles), âgés de vingt-quatre à cinquante-huit ans. Jessica Edosomwan, en fuite, a été condamnée par contumace à la même peine que le Stanley Omoregie, ainsi que Junior Franck, ces trois personnes étant considérés comme les têtes du réseau (les réquisitions étaient de dix ans d'emprisonnement pour Stanley Omoregie et Helen Okpoto). Ces peines sont assorties d'une interdiction définitive du territoire français et d'une interdiction de détention et port d'arme pendant cinq ans. Tous les prévenus ont été déclarés coupables et les autres peines de prison varient entre cinq ans (pour trois prévenus), quatre ans (cinq prévenus), trois ans (sept prévenus), deux ans (deux prévenus).
Ces personnes vont-elles réaliser la gravité des faits? Dès la première audience, Stanley Omoregie s'est défendu de tout proxénétisme.
- Je parle bien le français, c'est le bon résultat d'une intégration réussie, toute cette histoire est un complot. Je louais des appartements à des jeunes femmes nigérianes mais jamais je ne me suis douté qu'elles se prostituaient.
- Comment pensez-vous, lui a demandé la présidente, que ces femmes faisaient pour vous payer des loyers de plusieurs centaines d'euros par mois, sans travailler, puisqu'elles n'avaient pas de titre de séjour?
- J'ai voulu rendre service, sans chercher à savoir d'où venait l'argent.
- Et le texto dans lequel vous envoyé à un numéro inconnu, je cite : « Je veux les meilleures, celles qui sont mûres et qui ont de beaux corps. Celles qu'on peut contrôler, pas celles qui causent des problèmes », ce n'est pas vous qui l'avez écrit peut-être?
- Une erreur de traduction... J'ai parfois entendu dire que certaines filles se prostituaient mais que Dieu me tue maintenant si une fille a travaillé pour moi.
Spendor n'est qu'un homme d'affaires qui gère ses affaires... en hommes d'affaires (son réseau aurait rapporté jusqu'à 150 000 euro par mois, l'enquête a montré que les filles étaient vendues à partir de dix euro la passe). Clé de voûte de ce réseau tombé pour « aide au séjour irrégulier, proxénétisme aggravé, traite d'êtres humains, association de malfaiteurs et blanchiment d'argent en bande organisé » (le blanchiment se faisait par un système informel de transfert d'argent de gré à gré et sans trace bancaire appelé « l'hawala »), Stanley Omoregie a de toute évidence su mieux conduire ses affaires que sa défense. Quant aux autres prévenus, ils ont quasiment tous soutenu être sans emploi et vivre des aides sociales telles que l'allocation familiale ou l'allocation de demandeur d'asile. Certains ont concédé avoir travaillé au noir « pour survivre », mais « jamais pour plus de quelques centaines d'euro par mois ». Piètre défense là aussi.
Sur les dix-sept « filles » qui ont porté plainte - elles ont aujourd'hui entre dix-sept et trente-huit ans, aucune n'a voulu venir au procès, par peur des intimidations. « On a vu dans le passé des pressions dans la salle des pas perdus » lors d'autres comparutions pour proxénétisme, a expliqué l'une de leurs avocates. « On préfère qu'elles ne soient pas là [même si] c'est toujours regrettable parce que c'est la peur qui préside », a développé une autre avocate des filles, évoquant des « jeux de regard » pendant les audiences destinés à [leur] imposer le silence.
Photo : Nigériane prostituée en Italie, en pleine campagne à quinze kilomètres du centre veille de à Castel Volturno (Paris Match septembre 2017).
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