Regard de connivence
« Au moins seraient-elles à l'abri, au chaud et contrôlées sur le plan sanitaire, plutôt que d'être dehors, sur la voie publique en plein hiver et à la merci des proxénètes ». Jadis, et même naguère, on l'a entendu souvent cette phrase pleine de bon sens dans la bouche de ceux qui réclamaient la réouverture des maisons closes ou l'ouverture d’Eros Center. Aujourd'hui, les « filles » se sont d'elles-mêmes mise au chaud chez elles ou dans une chambre d'hôtel. Merci internet. Un téléphone, une connexion et le tour est joué. « Coquine brésilienne qui adore les caresses, 1m58, cheveux blonds, maillot entièrement rasé, photos 100% réelles ». Même les garçons ont leur chance, et les travestis, les transsexuels. C'est du free-lance net d'impôts. Quelle étudiante, quel étudiant de ville universitaire dans un studio au loyer impayable car scandaleusement cher, n'a pas... pensé à cela, après avoir essayé la co-location et vu la liberté avec laquelle on parle de nos jours de la prostitution, en la nommant plutôt par périphrase (acte sexuel tarifé) ou en ne voulant pas s'y reconnaître (je suis escort). Ce n'est pour cela qu'on ne voit plus dans la rue un seul pas de porte avec une fille en bas résille, un bout de trottoir avec trois ou quatre « filles de joie » aux nibards aguicheurs. C'est pas que de la faute à internet. Depuis quelques années, les maires ont mis leur grain de sel pour résorber tout ce va-et vient. En un premier temps : répondre au problème par une gestion strictement technique de l'espace où les prostituées travaillent : l'accès aux impasses sera fermé, l'éclairage des voies publiques et privées où elles se trouvent sera sur-éclairés la nuit, les sens de la circulation routière seront modifiés pour gêner l'arrivée des « clients » et de leurs voitures, la mise en place d'abribus sera évitée pour ne pas introduire de nouveaux lieux possibles de racolage. L'objectif est simple : vider les trottoirs, exiler les « poupées », et, à minima, au tant que faire se peut, au moins rendre invisible la prostitution, car on ne la supprimera pas, donc c'est bien cela : la rendre le moins visible possible. C'est comme cela qu'il y a bien des années toutes ces « filles » se sont exilées dans les périphéries des villes, dans les bois (bois de Boulogne, bois de Vincennes pour Paris, sur des parkings, en même temps qu'arrivaient toutes ces « plantes » exotiques des pays de l'Est, d'Asie du Sud Est et d'Afrique noire amenées par les réseaux internationaux qui gardaient bien les nouveaux terrains d'exercice et tenaient sans pitié leur cheptel par les dettes (ils avançaient l'argent du voyage pour qu'elles viennent de Budapest ou de Brazzaville et les mettaient au taf pour qu'elles remboursent) et la drogue (pour pouvoir encaisser physiquement au moins soixante passes par jour). Ainsi non seulement les maires avaient fait changer les lieux et les profils mais aussi les manières, de l'approche, de l'abordage, de la variété et donc du choix - autre chose que des gros nichons, autres choix que des bouches et des vulves d'Afrique noire dans les camionnettes blanches au bord des routes? Des petites chattes de Thaïlande, du Laos ou du Viêt Nam? Second temps : pénaliser pour racolage, obliger les camionnettes à partir en interdisant les zones où elles sont trop visibles, en créer d'autres où elles seront « tolérée », les agents de collectivités locales et des policiers prenant le relais des édiles pour chasser « les putes » d'un « territoire interdit » et les forcer à s'installer sur « un territoire toléré », la discrétion restant le mot d'ordre. La totale hypocrisie. Faire croire qu'on a éradiqué la prostitution. Plutôt que de légaliser des bars à putes, des hôtes de passe, des salons de plaisir plutôt que des salons de massage, des sex-shop employant un personnel qualifié (filles, garçons travestis, trans que le client retrouvent le luxe du bon vieux temps où il pouvait baguenauder avant de faire son choix, sur la viande si je puis dire dire, s'arrêtant à la frôler, la caressant des yeux, elle minant le feu au cul, ô chérie oui, comme t'es mimi toi, la bouche en cœur, les reins creusés... rien que quand il regarde, elle taffe déjà pour lui, ce p'tit chou, ce chéri, son sexe raide et ses couilles à vider, cinquante euro mon lapin, la règle du jeu, le pourquoi on est là, la vérité du sexe tarifié, pour qui voudraient le regarder en face, le reconnaître et le... protéger.
Ce n'était pas mon point de départ pour cet article (ce devait être les adolescentes qui arrivent très jeunes à la prostitution après avoir eu des enfances marquées par la violence - suite à une étude parue la semaine dernière) mais, on l'a compris, je suis pour le retour aux maisons closes. Pour la reconnaissance du métier, le contrôle et le suivi médical, pour que les prostituées paient des impôts. Les filles pourraient avoir des CDI ou des CDD. Il y aurait des maisons pour toutes les bourses (sans jeu de mots). Une étoile, deux étoiles, trois étoiles... On chouchouterait les clients fidèles. Dans les villes de province, on renouerait avec le lien social qu'offraient les bordels d'antan. On n'y viendrait pas seulement pour les filles, mais aussi pour discuter avec les autres hommes, entourés de jolies femmes, fumer, boire un verre, passer une bonne soirée. Un club ! Les hommes sont des hommes. Ce serait pour chacun d'eux une deuxième maison.
Mais on a choisi les camionnettes.
Au XIXe siècle, les bordels étaient au cœur des villes, et pas seulement dans les bas quartiers. Les filles y étaient offertes, on le savait, même adolescent, on le savait et ces filles habitaient les rêves et les obsessions. Beaucoup d'écrivains ont fréquenté et aimé les prostituées. Maupassant, Jean Lorrain, Charles-Louis Philippe, Huysmans, Léon Bloy, Paul Adam, Eugène Montfort, Georges Eekhoud... ils sont nombreux à les avoir prises pour héroïnes. Elles ont leur vérité, leurs sentiments, et bien au-delà de leurs apparences de simples objets sexuels, des hommes comme Maupassant les ont aimées avec passion. Et ce garçon de quinze ans, encore puceau, qui savait où allait pour bien faire. Le cadeau de sa jeunesse à cette « pute » qui a tant vu de vieux passer. Il était berger, comme aux premiers jours du monde, ne connaissait que ses moutons, ses montagnes, sa solitude. Un air vif tombait des sommets. Sa virilité dure et belle le faisait souffrir depuis maintenant des semaines. Un après-midi, il attacha sa veste à sa taille et descendit en direction de la ville. Son regard inspirait calme, paix et silence : ses ancêtres, père, grands-pères, arrières-grandes-pères guidaient ses pas. Des jours entiers dans la montagne, à compter et recompter les pierres, à voir l'azur, à garder les bêtes. Il est arrivé en ville, il se promène devant les magasins, achète du tabac à priser (une petite boîte de fer), une chemise kaki et des gâteaux. Puis il va au bordel. Dans une salle très pauvre, glaciale, des fauteuils de bois. Des filles. Quelques jeunes garçons. Tous le regardent. Ses mains sont sales, elles ont une odeur d'arbre, de troupeau et d'épices. Il ne va à aucun de ces regards. Il ressort. Il va voir son ami le chef de gare, qui lui donne un peu de vin, qu'il boit assis à une table. Chaque visage, chaque corps qu'il a aperçu défile un par un devant lui. Son sexe gonfle sa braguette. Ce soir, il ne se branlera pas. Il se lève, salut son ami, le remercie pour le vin. C'est une petite ville de garnison et aux abords du boxon, les quelques hommes qu'ils croisent sont des bidasses plutôt que des vieux bourgeois. Quand il passe la porte, deux troufions hilares qui sortent en se tenant par le cou le bousculent sans même le voir. Il ne pense rien. Son sexe lui trouve le chemin. Il n'a pas encore compris que les hommes sont guidés par leurs couilles pleines. Il est encore si jeune. Revoilà la pièce avec les filles.
Au XIXe siècle, les bordels étaient au cœur des villes, et pas seulement dans les bas quartiers. Les filles y étaient offertes, on le savait, même adolescent, on le savait et ces filles habitaient les rêves et les obsessions. Beaucoup d'écrivains ont fréquenté et aimé les prostituées. Maupassant, Jean Lorrain, Charles-Louis Philippe, Huysmans, Léon Bloy, Paul Adam, Eugène Montfort, Georges Eekhoud... ils sont nombreux à les avoir prises pour héroïnes. Elles ont leur vérité, leurs sentiments, et bien au-delà de leurs apparences de simples objets sexuels, des hommes comme Maupassant les ont aimées avec passion. Et ce garçon de quinze ans, encore puceau, qui savait où allait pour bien faire. Le cadeau de sa jeunesse à cette « pute » qui a tant vu de vieux passer. Il était berger, comme aux premiers jours du monde, ne connaissait que ses moutons, ses montagnes, sa solitude. Un air vif tombait des sommets. Sa virilité dure et belle le faisait souffrir depuis maintenant des semaines. Un après-midi, il attacha sa veste à sa taille et descendit en direction de la ville. Son regard inspirait calme, paix et silence : ses ancêtres, père, grands-pères, arrières-grandes-pères guidaient ses pas. Des jours entiers dans la montagne, à compter et recompter les pierres, à voir l'azur, à garder les bêtes. Il est arrivé en ville, il se promène devant les magasins, achète du tabac à priser (une petite boîte de fer), une chemise kaki et des gâteaux. Puis il va au bordel. Dans une salle très pauvre, glaciale, des fauteuils de bois. Des filles. Quelques jeunes garçons. Tous le regardent. Ses mains sont sales, elles ont une odeur d'arbre, de troupeau et d'épices. Il ne va à aucun de ces regards. Il ressort. Il va voir son ami le chef de gare, qui lui donne un peu de vin, qu'il boit assis à une table. Chaque visage, chaque corps qu'il a aperçu défile un par un devant lui. Son sexe gonfle sa braguette. Ce soir, il ne se branlera pas. Il se lève, salut son ami, le remercie pour le vin. C'est une petite ville de garnison et aux abords du boxon, les quelques hommes qu'ils croisent sont des bidasses plutôt que des vieux bourgeois. Quand il passe la porte, deux troufions hilares qui sortent en se tenant par le cou le bousculent sans même le voir. Il ne pense rien. Son sexe lui trouve le chemin. Il n'a pas encore compris que les hommes sont guidés par leurs couilles pleines. Il est encore si jeune. Revoilà la pièce avec les filles.
Aujourd'hui, qui est-il ce garçon de quinze ans? Il prend son vtt ou son scoot pour aller dans la campagne au bord d'une nationale? Non, il est sur une application pour smartphone et trouve cette annonce : « Coquine brésilienne qui adore les caresses, 1m58, cheveux blonds, maillot entièrement rasé ». Il regarde les photos 100% réelles de cette pute, une étudiante sans riches parents. Elle lui donne une adresse, un code. C'est un hôtel. Il n'y trouve pas bien son regard, mais ça ne le gêne pas. Il se demande plus s'il doit se déshabiller ou pas. Elle ne parle pas, ne donne pas de conseils. Elle est comme la chambre, aseptisée, impersonnelle, rien qu'un chronomètre. Sur la table de nuit, dans une soucoupe, des préservatifs. Tout est fait pour qu'un regard suffise à comprendre l'ordre des choses. Pas sûr que ce garçon devienne un jour le nouveau Flaubert ou le nouveau Maupassant : voyez-le comme moi : okay, il repart dépucelé, satisfait du ventre de cette Brésilienne, mais, écoutez, quand il sort de l'hôtel, aucun clairon ne sonne dans la cour d'une caserne proche, c'est un vide sidéral, aucun bidasse venant prendre son tour dans ce même ventre ne le bouscule sur le pas de la porte, n'est là pour lui donner, lui apprendre, lui transmettre le sourire de connivence ; dans ces petites villes si nombreuses, il n'y a plus de garnisons, plus de bordels, et tout y est mort. Ce garçon de quinze ans est seul devant l'écran de son smartphone. Il n'a aucun sourire d'intelligence à rendre aux autres garçons.
Photos : une « fille » dans une chambre d'hôtel ; une bonne vingtaine de soldats américains devant La Mauresque, maison close à Salon-de-Provence, chacun attend son tour avec l'une des « filles » de ce bordel de bonne réputation.
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