Mourir à Berlin-Est
Le 5 février 1989 vers 21 heures, ils sont partis pour la zone frontalière. Tous deux sont en vacances depuis le début de la soirée. Qui sont-ils? Deux jeunes garçons, deux amis. Chris Gueffroy et Christian Gaudian, deux amis de confiance, des amis vrais, car dans ce pays, la RDA, on ne fait pas confiance même à son frère ou encore son père. Ils ont décidé de s'échapper, de fuir leur pays, la République démocratique allemande, de « passer à l'Ouest ». Donc, oui, il vaut mieux être entre amis de confiance : si l'un des deux est vendu à la police politique, la Stasi, les Vopos seront au pied du « mur » à les attendre, et les tuer.
Commencé à être érigé en août 1961, le « mur de Berlin » empêchait la population de quitter Berlin-Est. Tout au long de ses cent-soixante kilomètres, sa forme finale était un plan à double mur. Entre ces deux murs, dans les espaces intermédiaires, un très large couloir que l'on a fini par appeler « le no man's land », car personne sinon les gardes - les Vopos - et leurs chiens, ne pouvait les traverser sans risquer sa vie, se trouvait des miradors, des fils d'alarme, des systèmes d'éclairage très puissants, des tranchées ou encore des canaux.
Chris Gueffroy a vingt ans, il est serveur dans un café. Il vient d'apprendre qu'en mai prochain il sera enrôlé dans l'Armée nationale populaire. Il ne peut en supporter ne serait-ce que l'idée : lui, qui après ses études secondaires a refusé d'embrasser la carrière d'officier qu'on lui proposait. L'endroit du mur où il se rend avec Christian est à un bon kilomètre à vol d'oiseau de l'appartement de sa mère. Ils ont entendu dire que le secrétaire général du SED (le parti communiste qui tenait les rênes du pays depuis 1946), Erich Honecker, a donné l'ordre de ne plus tirer sur « le mur ». N'était-ce qu'une mauvaise rumeur? A qui faire confiance? Depuis qu'il a été érigé, en août 1961, environ cinq mille personnes ont tenté de franchir ce « mur de Berlin ». Quiconque vivait à proximité de cette frontière, là ou se rendaient les deux amis, entre Treptow à Berlin-Est et Neukölln à Berlin-Ouest, entendait souvent des chiens aboyer la nuit et parfois, aussi, des coups de feu. C'est un quartier composé de toute une kyrielle de maisons sous les arbres d'un bois et de toute une flopée de jardins familiaux, de tonnelles et de cabanons qui portent des noms comme insouciance, harmonie ou confort III. De l'autre côté du premier mur, un étroit canal, le canal de Britz, puis, sur la rive en face, le second mur, avec, derrière : l'Ouest, la liberté. Cent-trente-six personnes abattues ont été enregistrées depuis 1961, abattues sur le mur par les Vopos ou noyés dans les canaux du no man's land, comme par exemple entre Treptow et Neukölln (mais le nombre exact ne sera peut-être jamais connu car de nombreux cas ont été
dissimulés). La première personne délibérément abattu « sur le mur » par la police est-allemande s'appelait Günter Litfin, il avait vingt-quatre ans ; ce fut le 24 août 1961 dans le canal de Berlin-Spandau tandis qu'à la nage il espérait rejoindre le secteur britannique de l'autre côté. Mais ce 5 février 1989, l'instruction de service d'abattre datée du 1er octobre 1973, « N'hésitez pas à utiliser l'arme à feu, même si ce sont des femmes et des enfants », était-elle révoquée?
- Il n'y a plus d'ordre de tirer, dit Chris à voix basse en se rapprochant de Christian, tandis qu'ils avançaient sur les sentiers entre les jardins familiaux.
- Comment en être certain?
- C'est depuis la visite du Premier ministre de Suède, Ingvar Carlsson.
- C'était il y a deux semaines !
Vers 23h40, Karin Gueffroy est assise dans son salon, comme chaque soir. Elle ne regarde pas la télévision, elle préfère lire. Soudain, un coup de feu dehors dans la nuit la fait sursauter. Elle lève les yeux de son livre. Un second coup. Ce n'est pas tous les jours mais elle sait ce qu'ils signifient. Depuis vingt-huit ans, comme tous les gens de ce quartier, elle s'est habituée et elle se dit : encore cette nuit, il devait y avoir des lièvres au stand de tir automatique. Après toutes ces années, les coups de feu ne touchent plus personne : il faut faire avec cette habitude. Elle reprend sa lecture. Encore quelques pages et elle ira se coucher. Elle ne le sait pas mais son fils vient de mourir.
Le lendemain, un Berlinois de l'Ouest signala à la police qu'il avait entendu au moins dix coups de feu.
Vers 23h30, sa mère est encore sur son canapé au salon quand Chris escalade le premier mur d'environ trois mètres de haut. Son ami, le suit. Ils se sont rencontrés à l'école de gastronomie. A leurs parents, ils ont dit qu'ils allaient passer leurs vacances à Prague. Ils auraient dû demander une autorisation de sortie du pays, mais ils ont craint d'être surveillés par la Stasi en attendant la réponse. Maintenant ils rampent vers le canal mais, une alarme soudain se déclenche : l'un des deux a dû toucher quelque chose, un fil invisible dans la nuit. Des projecteurs s'allument instantanément et les aveuglent. Ils courent vers la clôture déployée le long de l'étroit canal, les premiers coups de feu sont tirés. Ici, en RDA, pas de sommation. Quatre Vopos accourent. Chris est blessé aux jambes quand une nouvelle balle le touche en plein cœur. Il s'effondre.
Chris Gueffroy, vingt ans, est allongé sur la terre gelée du no man's land de Britzer Allee, dans la bande de la mort, le cœur transpercé. Un médecin de la police frontalière établira la mort à 0h15 du matin, donc le 6 février 1989. A côté du corps sans vie, Christian est blessé. Il est arrêté et sera condamné à trois ans de prison. Le lendemain du meurtre, un ami du quartier a demandé à Karim si elle a entendu les coups de feu la veille au soir. Oui bien sûr, mais comment aurait-elle pu se douter : son fils lui a dit qu'il partait en vacances à Prague. Elle n'apprendra la mort de son fils que deux jours plus, quand les autorités viendront lui dire qu'il a été tué lors d'une « attaque contre une installation militaire ». Les policiers du régime l'emmèneront dans les bureaux de la Stasi pour l'interroger. Suite aux coups de feu forcément entendus par la population environnante, les autorités - et la direction du SED - publieront des communiqués de presse pour dire qu'il n'est question que d'une tentative d'évasion ratée, « sans aucun décès », qu'il n'y a pas eu de coup de feu tiré cette nuit-là, qu'il s'agit simplement du tir d'une « fusée rouge » et non « pas dix coups » de feu, comme déjà on le dit de l'autre côté du mur, à l'Ouest. Mais, refusant les mensonges de la direction du SED, le frère de Gueffroy, Stefan, vingt-quatre ans, parviendra à faire passer une petite notice nécrologique dans ce qui était alors l'organe de district du SED : le Berliner Zeitung : « Nous pleurons dans une douleur et un amour infinis pour Chris Gueffroy, décédé dans un tragique accident ». Malgré des forces de sécurité de la Stasi qui bloqueront l'accès au cimetière de Baumschulenweg, le 23 févier dès 12 heures, quelque cent vingt personnes en deuil, ayant compris le message codé du « tragique accident », seront présentes aux funérailles de Chris Gueffroy deux heures plus tard. « Seuls ceux qui sont oubliés sont perdus », déclarera l'orateur funèbre en guise de consolation devant cette foule qui restera silencieuse (chaque personne présente, donc beaucoup ne connaissaient même pas Chris Gueffroy, aura eu un contrôle d'identité fait par des hommes de la Stasi). « Et Chris ne sera certainement pas oublié ». Aucune allusion aux coups de feu ne sera faite mais, par le risque pris par son frère et celui que prendra sa mère en découpant la petite notice nécrologique dans le journal afin de la faire parvenir au SFB de Berlin-Ouest (le Sender Freies Berlin était un organisme de radio et télédiffusion public émettant depuis Berlin-Ouest afin de pouvoir être reçu clandestinement par les Berlinois de l'Est), la mort « dissimulée par le SED » de Chris Gueffroy sera devenue... une mort publique. Grâce à l'envoi de la mère au SFB, quatre journalistes de l'Ouest viendront au cimetière de Baumschulenweg le 23 février. « Et c'était la première fois qu'une victime du mur ne pouvait pas être enterrée inaperçue », commentera l'un de ces journalistes.
Chris Gueffroy a été la dernière personne abattue par les Vopos gardant le mur. Neuf mois plus tard, le 9 novembre au soir, à 18h57 précisément, toutes les taches de sang sur le béton, sur la terre des cent-soixante kilomètres du no man's land ou sur les rives de ses canaux lavées par les pluies, le régime criminel de la République démocratique allemande, par une incroyable maldonne lors d'une conférence de presse donnée par Günter Schabowski et diffusée en direct à la télévision, autorisa ses citoyens à voyager à l'étranger « sans aucune condition particulière ». Ce fut la ruée des Berlinois de l'Est vers Berlin-Ouest. En cette minute précise, 18h57, le jeudi 9 novembre 1989 tomba le mur de Berlin, après vingt-huit ans, deux mois et vingt-huit jours de mauvais et concentrationnaires services.
De cette chute, les communistes ne se remettraient pas.
Source : : HNA ; vue satellite de la zone entre Treptow (ex-Berlin-Est) et Neukölln (ex-Berlin-Ouest)
Photo : Chris Gueffroy peu de temps avant son assassinat par le régime du SED ; croix commémorative sur la rive ouest du canal de Britzer à Berlin en février 1989.
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