Cacher la femme
François Mitterrand est le chef de l'Etat, Michel Rocard est le chef du gouvernement (Premier ministre), Lionel Jospin est le ministre de l'Education et Pierre Joxe est ministre de l'Intérieur. C'était il y a trente ans. Un certain Ernest Chénière dirige le collège Gabriel-Havez à Creil, dans l'Oise. Trois jeunes filles du collège arrivent la tête couverte d'un voile et veulent entrer comme ça dans le collège. Le principal refuse l'entrée de son collège aux filles : ils les exclue. Aussitôt ça monte en graine. Il n'y a pourtant pas tous les médias d'aujourd'hui, ni chaines infos ni réseaux sociaux. L'info et les images des trois filles ne tournent pas en bouche sur les écrans mais toute la France ne parle plus de que cela. On se sent... pris de court. Les socialistes les premiers. Ce sont des gamines, oui, elles sont musulmanes, et alors? La droite, affirme le ministre Joxe, a monté cette histoire de toute pièce pour en faire une affaire politique. Pour lui, les intentions politiques du proviseur du collège Gabriel-Havez sont claires : il est l'artisan d'une opération politique orchestrée par la droite. A droite, qui on a à l'époque. Jacques Chirac, qui a perdu, seize mois plus tôt, l'élection présidentielle après avoir était premier minisitre pendant deux ans. Quant au chef de l'Etat, François Mitterrand, dit-on, il fit semblant de découvrir que ce phénomène était (déjà) assez courant ! Pierre Joxe : « Il y avait à Creil, comme presque partout ailleurs en France, des collégiennes voilées, sans que cela suscite un scandale national » (Le Point, ce 19 septembre 2019). « J'ai alors convoqué l'ambassadeur du Maroc et mon intervention fut assez efficace. Car, à l'époque, le réseau consulaire contrôlait de près la communauté marocaine en France. Je lui ai dit : "Je connais vos pouvoirs. Vous allez dire aux parents qu'ils arrêtent cela – et vite !" Ce qui fut fait. L'affaire semble être "remontée" jusqu'au roi Hassan II qui a éprouvé le besoin de faire une déclaration publique pour dire que le sujet du "voile" était "discuté"… »
Le sujet du voile (j'ai le souvenir qu'au moment des faits, en septembre 1989, on a plus parlé de "foulard" que de voile"), sur trois fillettes à Creil, en France, réglé par le roi du Maroc? De l'aveu même d'un ex ministre de l'intérieur de la... République française. « Car, à l'époque, le réseau consulaire contrôlait de près la communauté marocaine en France » ! Merci pour l'info, trente ans plus tard.
Pierre Joxe dans Le Point : « J'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'une affaire strictement locale. J'étais député de Chalon-sur-Saône, ville ouvrière qui comptait alors un prolétariat ouvrier important avec beaucoup d'immigrés, maghrébins en particulier. Nous avions déjà eu des cas dans nos collèges, de petites jeunes filles qui, au retour de vacances au bled, se mettaient un voile sur la tête. C'était pour elles une manière de signifier qu'elles étaient "grandes", un signe d'appartenance nationale et religieuse à la foi... Mais jamais à Chalon nous n'avions eu l'idée d'exclure qui que ce soit. Cette ville de gauche cultivait une tradition d'accueil des étrangers. Il fallait convaincre les enfants, pas les exclure ! Si l'on n'y parvenait pas, on ne les virait pas ! On faisait intervenir les assistantes sociales, on patientait. Et la grande victoire, c'était quand une fille retirait son voile. Le corps enseignant ne voulait pas qu'une collégienne soit empêchée d'aller à l'école par sa famille, retenue enfermée chez elle… à cause d'un voile ! Les assistantes sociales, les enseignants, les élus, tous ne pensaient qu'à l'intérêt des gosses ! Une petite jeune fille qui ne va pas à l'école, elle fait quoi ? »
L'intérêt des gosses ! Le principal du collège était un chiraquien : quatre plus tard il faut élu député à Creil (en 1993) sous l'étiquette RPR. « Chénière avait sorti [Joxe m'emploie pas le mot exclu] les gosses de l'école en se faisant pub d'enfer sur cette affaire de voile ! Il avait instrumentalisé honteusement l'islamophobie et le racisme latent. Mais cela ne lui a pas profité longtemps [il faut battu à la députation plus tard par un socialiste]. Finalement, c'est une histoire très moral... »
Trente plus tard, pas l'ombre d'une... culpabilité, ou pour le moins de responsabilité, de non-faire, de non-agir. L'intérêt des gosses. Trois petites filles... et on installe l'idée... « Pour moi, les femmes doivent pouvoir s'habiller comme elles veulent. Dans les années 1900, à Dieppe, ma grand-mère se baignait avec une robe... Quand j'étais enfant, les femmes ont adopté le "bikini". Le rapport au vêtement, à la nudité et à la "décence" varie selon les époques... y compris en France ! Mais il y a un tout autre problème, beaucoup plus grave... Il y a en France une campagne d'hostilité à l'égard des immigrés, un vieux fond raciste remontant à notre long passé colonial et entremêlant abusivement une "laïcité" invoquée et une "islamophobie" contraire à la laïcité elle-même. Pour l'extrême droite et une partie de la droite, l'immigré – même en situation légale – n'est pas considéré comme légitime... Nos parents nous ont raconté les années trente, quand les fascistes français défilaient à Paris en criant "la France aux Français"... avant que Pétain ne livre la France aux nazis ! Ceci est une autre histoire. »
Une autre histoire... mais quand l'amalgame peut être utile, utilisons-le. Il n'y a sans doute rien de bon à rappeler à Pierre Joxe que c'est une Assemblée de députés de gauche (à majorité SFIO, Parti radical et Parti communiste) qui vota les pleins pouvoirs à Pétain en 1940 (Assemblée élue lors des élections législatives de mai 1936 et quoi porta au pouvoir le Front Populaire, assemblée qui tînt la place jusqu'au 10 juillet 1940). Oui, une autre histoire !
Cacher cette femme que je ne saurais voir. C'est bien le but de certains au nom de leur religion. Sauf qu'on est en France, pardon, en République (merci monsieur Valls de me le rappeler). Que doit se dire Ava Gardner? Que doit se dire Alfred Hitchcock, Grace Kelly et Kim Novak, Simone Signoret? Que se dit Tina Turner? Depuis trente ans, que nous disent Catherine Deneuve? Madona? Sophie Marceau, Angelina Jolie... toutes ces femmes, toutes ces Miss Monde qui n'ont besoin de personne, en Harley-Davidson.
Modifié le 12 octobre 2019.
Photo : Anaïs Mali, mannequin, de mère tchadienne et de père polonais (sa mère, prénommée Lucie, lui a donné ce prénom d'Anaïs en référence au parfum « Anaïs Anaïs » de Cacharel.
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