Gyula Horn, Alois Mock et Árpád Bella


Un pique-nique est prévu, ce samedi 19 août, à la frontière hongroise, devant les barbelés du "rideau de fer". On est en 1989. Il sera paneuropéen et des milliers de personnes sont attendues. L'affaire est médiatisée (on ne dit pas encore comme ça à l'époque).L'époque, on peut avoir du mal à l'imaginer si l'on a moins de trente aujourd'hui. Deux frères face à face depuis la fin des années quarante, à couteau tiré. Des barbelés, des miradors, des no man's land de cent mètres de large entre les frontières d'une prison d'un côté et d'un monde libre de l'autre. Ne pas être libre de sortir de son pays, sauf pour aller dans les pays frères, les autres pays communistes. Au travail, dans la rue, même chez soi en famille, pas parler d'autre chose que du temps qu'il fait car les espions sont partout, ces mouchards à la solde du régime, de la dictature.
Le plus abominable de cette terreur communiste se passe surtout en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l'Est et en Albanie.
La Hongrie a depuis neuf mois « un jeune premier ministre courageux, Miklós Németh ». Il est au Parti, bien sûr, le Parti socialiste ouvrier hongrois, le parti communiste hongrois, le parti unique depuis 1956, mais cet homme de quarante-et-un an, d'origine souabe par sa mère, montre un « visage humain ». Il est le plus jeune Premier ministre qu'a jamais eu la Hongrie voire même un seul pays de l'Europe toute entière ou même du monde. Il a prêté serment le 24 novembre 1988. Le Parti est forcé de lâcher un peu la bride : depuis presque deux ans, le pays souffre d'une situation économique désastreuse et un conflit devenu quasi incontrôlable oppose maintenant, au sein du Parti, et du gouvernement, une aile pure et dure de la doctrine stalinienne et une aile... « réformiste » (Mikhaïl Gorbatchev, secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique, dirige le grand frère depuis maintenant quatre ans passés - mars 1985), qui s'est prise d'un espoir de fin de « guerre froide », d'ouvertures économique, culturelle et politique (perestroïka, glasnost). Miklós Németh en est, il est de ceux-là. Et l'aile pure et dure s'affaiblit, peut-être pas de jour en jour, mais de saison en saison : le 10 mai, Németh, découvrant qu'il est surveillé par des écoutés téléphoniques, a restructuré son gouvernement sans passer par les instances du parti et que ses purs et durs puissent aller contre. En Hongrie, depuis quelques mois, le vent ne souffle plus tout à fait dans le même direction, et ce n'est pas Gorbatchev qui enverra les chars du Pacte de Varsovie sur Budapest.
Németh, quasi toutes voiles dehors, et tout son nouveau gouvernement avec lui, veut une transition entre la dictature du parti unique vers la démocratie.
C'est ainsi que Németh prend l'incroyable, l'impensable décision de laisser les Allemands de l'Est, qui viennent - c'est assez curieux, mais de plus en plus nombreux depuis quelques temps - en Hongrie, le pays frère, par la Tchécoslovaquie ou la Pologne, pays frères, et cherchent, même si personne n'en parle encore et même, ne le soupçonne ou ni croirait de l'autre côté du "rideau de fer", cherchent à passer à l'Ouest, de l'autre côté, en Autriche, afin de rejoindre l'Allemagne de l'Ouest, la fédérale de Helmut Kohl. IL faut imaginer, se mettre dans la tête que dans l'Allemagne de l'Est, la démocratique soviétique, depuis l'été 1961, date de construction du "mur de Berlin", aucun Allemand de l'Est ne pouvait passer les frontières du pays, eut-il un oncle, une grand-mère, d'anciens copains, de "l'autre côté". Passer la frontière est-allemande pour aller dans un pays frère, du bon côté, n'était possible que depuis très peu de temps. Il fait imaginer, rien que sur les quelque 1 400 kilomètres de frontière avec l'Allemagne de l'Ouest, 80 500 kilomètres de barbelés, deux millions deux-cent-trente-mille mines, quatorze milles vopos (policiers) en permanence, prêts, autorisés, à tirer sans sommation sur toute personne essayant de passer, passer et sortir de cette immense prison (plus de seize millions d'habitants en 1989). Il faut imaginer, quatorze milles policiers pour 1 400 kilomètres quand pour les frontières extérieures de l'Union-européenne on a aujourd'hui à peine dix milles gardes-frontières.
Depuis peu donc, perestroïka aidant, les autorités est-allemandes avaient dû lâcher un peu de mou et autoriser la population à aller librement dans les pays frères. Ainsi, des centaines, puis de milliers d'Allemands de l'Est, depuis quelques mois, se rendaient en Hongrie, en vacances soit-disant, afin de se rendre à la frontière avec l'Autriche et d'essayer de la passer. Pourquoi la Hongrie, pourtant pays frères (République populaire de Hongrie)? Contrairement à la Hongrie qui s'ouvrait depuis l'automne, la Tchécoslovaquie, juste au-dessus, restait très fermée et ses frontières avec l'Autriche et l'Allemagne de l'Ouest étaient totalement hermétiques, impossibles à passer sans y laisser sa vie. Ne rester que la Hongrie.
Ce qu'ignorerait l'Ouest, ou n'avait pas voulu voir comme important, malgré les caméras de télé qui avait filmé l'évènement, car c'était un évènement, et un sacré évènement, c'est qu'en juin 1989, le 27 juin exactement, le ministre des Affaires étrangères hongrois Gyula Horn avait invité son homologue autrichien Alois Mock à venir avec lui cisailler les grillages et les barbelés du "rideau de fer" qui sur leur frontière commune les tenait ennemis dos-à-dos depuis 1949 - couper le "rideau de fer" : un truc complètement impensable, passible de peine de mort côté "démocratique populaire". Un coup médiatique, une brèche, toute symbolique (seulement quelques centimètres de grillage et de barbelés découpés), mais que les prisonniers qu'étaient les Allemands n'ignorèrent pas, eux. Dès lors, à partir de cette fin juin 1989, des centaines, puis des milliers d'Est-Allemands vinrent passer leurs vacances en Hongrie, et allèrent, puis restèrent, agglutinés devant cette brèche symbolique, cet espérance, ce bout de rêve, rêve de liberté.
Aller et venir, passer une frontière quand on veut, aller voir sa grand-mère de l'autre côté sans risquer sa vie, le truc que vont des millions et de smillions d'êtres humains, mais pas les prisonniers des communistes de l'autre côté. Mikhaïl Gorbatchev a pu le vouloir, Miklós Németh l'a fait. Simplement, ce 27 juin 1989 nous ne l'avons vu, nous les libres européens de l'Ouest. Euronews n'excitait pas encore, ni les chaînes d'infos en continu, ni les téléphones mobiles, ni Twitter et rien qui puisse déjà y ressembler, pas même un internet. Un mur sans webcams, juste des centaines des miradors. Des milliers de familles déchirées. Une douleur vive au fond du ventre. Un fils emprisonné dans les prisons de la Stasi depuis dix ans et dont on a aucune nouvelles, mort peut-être. Un truc qui ressemble fort, et tellement, aux prisons de la police d'état hitlérienne, la Gestapo, mais que toute une gauche ouest-européenne, communiste bien sûr, mais pas seulement, socialiste aussi, n'a jamais dénoncé comme elle a su, à juste titre, dénoncer les horreurs hitlériennes.
On fermait les yeux depuis quarante ans sur l'immense geôle communiste qui était à nos portes et fenêtres, alors pourquoi aurions-nous remarqué ce 27 juin 1989?
Et pourquoi aurions-nous aussi remarqué le 19 août 1989?
C'est le plein été. La morne plaine du 15 août est à peine passée. On est à la plage. C'est samedi. Mitterrand dirige la France. Il est copain-copain avec Gorbatchev : il croit en cet homme. Ce 19 août, à la frontière, au "rideau de fer" entre la Hongrie et l'Autriche, côté hongrois des milliers de personnes pique-niquent... Des caméras filment, des photographes photographient. Des Hongrois, des Allemands de l'Est. Les barbelés, les grillages. Une double-porte grillagée bien cadenassées. On pique-nique.
Après il faudra rentrer, repartir. Là, de l'autre côté, des Autrichiens sont venus voir, sourire, aimer. Les regards, les visages, la fraternité, la vraie, pas celle démocratique-populaire qui consiste à dénoncer son voisin ou son fils à la Stasi. Des Européens coupés en deux. Les grillages, les barbelés. Les Allemands de l'Est qui sont présents et partagent le pique-nique avec les Hongrois, ne retourneront pas en arrière : pour eux, la geôle communiste de RDA c'est fini. Ils attendant depuis des jours, des semaines pour certains, de pouvoir passer de l'autre côté, par un moyen ou un autre. Et de semaine en semaines qui a passé, ils en est arrivé de plus en plus.
Les autorités hongroises n'ont pas empêché ce pique-nique. Le premier ministre d'ouverture Miklós Németh a mis fin quelques mois auparavant à la loi du parti unique et des partis d'oppositions sont nés. Ce sont quelques uns d'entre eux qui organisent ce pique-nique, avec, côté autrichien, Otto de Habsbourg, fils du dernier empereur d'Autriche, roi de Hongrie et roi de Bohême, rien de moins. Des publicités l'ont annoncé dans la presse et par voie d'affichage dans les rues, coté hongrois et côté autrichien. Ce pique-nique est « paneuropéen ».
Quand soudain, un homme, un garde-frontière, met la clé dans le cadenas de la porte grillagée, la foule s'amasse pour voir, il lève l'anneau du cadenas, le tourne sur lui-même, des hommes, des femmes, là depuis des semaines, ils sont cent, ils sont quatre-cents... combien sont-ils? ils sont plusieurs milliers à être venus, robes légères, chemisettes, surtout côté hongrois, le garde-frontière enlève le cadenas et pousse le battant gauche coté autrichien. Est et Ouest. Par deux, par trois, sans précipitation, ils passent, le garde-frontière s'est mis de côté, contre la clôture, côté hongrois, il va rester là, il les regarde passer, s'en aller vers la liberté ; il s'appelle Árpád Bella.

« La Hongrie démantelait le "rideau de fer" depuis le mois de mai », explique aujourd'hui László Nagy, l'un des organisateurs du pique-nique, « mais la presse occidentale s'en moquait éperdument ». Quand Árpád a ouvert la porte et que j'ai vu passer tous en Autriche ces Allemands, j'ai pensé : « Je suis dans la merde ». Comment on allé justifier ça aux autorités? On voulait certes mettre fin à la satellisation du pays par l'URSS mais de là à imaginer... Il y avait Gorbatchev, il y avait Helmut Kohl, « mais tout cela, on ne le saura qu'après, car pour nous, au moment du pique-nique, c'est l'incertitude totale, on fait un saut dans l'inconnu [...] Les astres étaient alignés : on avait un jeune premier ministre courageux [...] et un garde-frontière qui a fait preuve de sang-froid ».
Árpád Bella est aujour­d'hui âgé de 73 ans. Toute cette foule des réfugiés de l'Allemagne de l'Est qui fondait vers la frontière... « J'ai vu les enfants sur les épaules de leurs parents, les poussettes, les landaus... Si l'on avait mal réagi, cela aurait créé un mouvement de panique, peut-être un bain de sang. Et pensez à la réputation internationale de la Hongrie après ça... » la délégation officielle se faisait attendre... avait-elle prévu d'ouvrir la frontière pour apurer le flot, la masse des Allemands? Ils se considéraient en transit, on savait qu'ils ne repartiraient pas, pour rien au monde.
Le garde-frontière n'a pas fait son devoir : il a tourné la clé dans la serrure et ouvert la porte, puis il a fait signe à ses hommes de ne pas bouger, de laisser passer les gens, « passer à l'Ouest », pacifiquement. Trente minutes, il a laissé ouvert trente minutes.
Plus de six-cent Est-Allemands sont passés par cette porte pendant cette demi-heure, ce 19 août 1989. Vingt-trois jours plus tard, le 11 septembre, la Hongrie ouvrait officiellement sa frontière avec l'Autriche afin de laisser passer les dizaines de milliers d'Est-Allemands venus attendre devant le "rideau de fer" dans le but de rejoindre les Ouest-Allemands.
« Le sol sur lequel repose la porte de Brandebourg est hongrois », déclarera Helmut Kohl au moment de la réunification de l'Allemagne en 1990.

Aujourd'hui 19 août 2019, pour le trentième anniversaire de ce pique-nique « paneuropéen », le Premier ministre hongrois Viktor Orbán et la chancelière allemande Angela Merkel se retrouvent à Sopron en Hongrie, pour commémorer la fin de la déchirure européenne.

Source : La Tribune de Genève


Photo : 27 juin 1989, le ministre hongrois des Affaires étrangères Gyula Horn et son homologue autrichien Alois Mock découpent le "rideau de fer" entre l'Autriche, bloc occidental, et la Hongrie, bloc communiste, non loin de Sopron (Bernhard J. Holzner/AP) ; le "rideau de fer" séparant l'Europe en deux camps (AFP) ; 19 août 1989, le garde-frontière hongrois Árpád Bella vient d'ouvrir le "rideau de fer"

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le Bloc-notes [6]

Le bloc-notes [9]

Matteo Salvini s’impose à tous